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ma voisine cette inconnue

  • Il y avait cette petite dame...

    Toujours bien mise, tirée à 4 épingles, et portant chignon comme les dames d'antan.

    Ce qui me surprenait et m'attendrissait à la fois, c'est qu'elle était toujours très pomponnée, juchée sur de jolies bottines à boutons, drapée dans un grand manteau bien coupé, et ce, dès 7h du matin.

    Un grand sourire, le rouge à lèvres impeccable et un fard à paupières lavande discrètement posé sur son regard. Une femme tombée d'un tableau du siècle passé en somme..

     

    Elle avait un chien qui ne lui ressemblait pas (parce que souvent, les propriétaires ressemblent à leur chien, moi la première).

    C'était un énorme Rottweiller, massif qui tranchait radicalement avec cette dame toute frêle et délicate.

    Un matin, je promenais Maya très tôt, tombée du lit, les cheveux en vrac et les yeux encore collés. C'est là que la petite dame est venue me parler.

    En riant, elle me dit que son chien tirait trop fort sur sa laisse et qu'elle avait manqué de tomber. Puis elle m'assura qu'il était le plus gentil de la planète, et que cela l'embêtait beaucoup de devoir lui faire porter une muselière, mais vous savez avec la loi sur les chiens classés en catégorie dangereuse, on ne peut pas faire autrement.

    Je lui répondit que je n'en doutais pas, et avais même flatté le toutou par des caresses.

     

    Puis, soudainement, elle se mis à me raconter des bribes de sa vie...

    Qu'elle habitait dans le quartier depuis plus de 60 ans. Seule. Qu'elle vivait dans un appartement dont le montant du loyer avait été bloqué peu après la guerre, donc c'était bien pratique car il était grand et possédait un balcon.

     

    Puis, elle me parla de lui. Cet homme dont elle avait été la maîtresse pendant 50 ans.

    Un Monsieur dont la situation personnelle faisait qu'il n'avait jamais pu l'épouser.

    Elle n'avait aimé que lui, même si à présent il était décédé depuis quelques années. Il lui manquait terriblement.

    Il ne lui avait laissé qu'une seule chose en partant : un fils, qu'elle ne voyait pas beaucoup car il avait fait des études très importantes vous comprenez. Maintenant, il vit aux Etats-Unis, et il voudrait bien que je vienne le voir, mais il dit que l'avion risque de me fatiguer.

     

    Puis, la petite dame sans âge s'est mise à pleurer.

    Elle me raconta qu'elle avait vécu de très belles années en sa compagnie. Même si elle n'était que la femme que l'on cache, le secret.

    Qu'elle n'oublierait jamais ces merveilleux instants volés, quand ils dissimulaient leurs amours le temps d'un week-end, dans un palace de la Côte.

    Quand elle me confia cela, je su tout de suite à qui elle me faisait penser : à l'Impératrice Eugénie. Elle aurait pu vivre à cette époque.

     

     

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    Puis, la petite dame continua à parler, parler...

    Au bout d'un moment, en belle hypocrite, je m'excusais en arguant que j'avais à faire, mais que cela avait été un plaisir de l'écouter, à bientôt Madame, ravie d'avoir pu discuter avec vous.

     

    Plusieurs fois, je la recroisais. 

    Un matin, je la vit fouiller dans une poubelle.

    Elle jeta sur moi un regard honteux, puis de suite me fit un grand sourire.

     

    En fait, elle aimait beaucoup récupérer les sacs en papiers du type de ceux que l'on donne dans les boutiques chics.

    Cela me rassura. Je ne sais pas pourquoi, mais je ne voulais pas que cette dame fouille dans les poubelles.

    C'était comme son chien : cela n'allait pas avec elle. Mais après tout, que connaissais-je de sa vie, à part ce qu'elle voulait bien m'en raconter ? Que cachait-elle sous son apparence soignée ?

     

    Un autre matin, j'entrais très tôt dans la boulangerie, et elle était devant moi.

    Elle racontait l'histoire de son amant à la vendeuse.

    Quand elle me vit, elle s'arrêta de parler, me salua, sourit, puis sortit.

    La vendeuse me dit : et bien ! Heureusement que vous êtes arrivée, elle ne me lachait plus.

    Avec un sourire entendu, je lui dit : ah, elle vous parlait de son histoire n'est-ce pas ?

    La vendeuse me répondit : oui, quelle idée d'être la maîtresse de quelqu'un pendant toutes ces années, et son fils qui ne la voit plus. C'est triste hein ?

    Je lui fit un autre petit sourire entendu : oui, c'est triste en effet.

     

    Je compris par la suite pourquoi la petite dame était toujours dans la rue très tôt le matin.

    Elle parlait aux gens.

    Elle leur racontait l'histoire. La même histoire. Une histoire qui la faisait exister, et la rendait peut-être un peu plus intéressante aux yeux des autres.

     

    En allant acheter des cigarettes, je la voyait parler avec le buraliste.

    A la petite épicerie, elle confiait ses souvenirs à la caissière.

    Elle venait toujours très tôt. Pour ne déranger personne, pour que l'on ne voit pas qu'elle fouillait dans les poubelles, et parce que les gens avaient peut-être un peu plus le temps.

     

    Ce matin, j'ai vu un Monsieur en train de promener le Rottweiller.

    En voyant son copain, Maya a tiré sur sa laisse pour aller lui dire Bonjour.

     

    Le Monsieur m'a demandé : ah, ils ont l'air de se connaître ?

    J'ai répondu : oui, d'habitude c'est une petite dame qui le promène.

    Le Monsieur s'est assombri d'un coup : oui, c'était ma mère. Elle s'est suicidée il y a 2 semaines. On l'a retrouvée au bout de quelques jours car le chien hurlait à la mort. J'ai du rentrer des Etats-Unis en urgence pour tout régler. 

    J'ai dit : ah... Désolée...

    Puis il a rajouté : faut que je vide son appartement, ya un merdier là-dedans, vous ne pouvez pas imaginer. Des sacs en papier partout !

    Je n'ai rien répondu.

    Il a encore dit : bon, c'est dommage, c'est un appartement au loyer bloqué. Vous savez les trucs de la loi d'après-guerre là !

    J'ai répondu : oui, 1948...

    Il a terminé par : j'ai trouvé quelqu'un pour récupérer le chien. Je ne peux pas le ramener avec moi vous comprenez, boh, sinon il est pas méchant. Hé, vous la connaissiez ma mère ?

     

    Non Monsieur, je ne la connaissais pas. Bonne journée.

     

    Puis je me suis éloignée, pendant que le fruit des amours défendues disait au Rottweiller : allez, dépêche-toi, j'ai pas que ça à faire moi.